Le 10 mai, s’est tenue, dans les jardins du Luxembourg l’habituelle cérémonie pour la commémoration de l’abolition de l’esclavage. En compagnie d’autres personnalités tels les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale, François Hollande et Emmanuel Macron ont visité l’exposition Vie d’esclaves et parcours de résistance XVIe – XXIe siècle. Là, le président du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, Frédéric Régent, historien originaire de la Guadeloupe, leur a notamment présenté un panneau
évoquant Cyrille Bissette. Or, ce personnage méconnu, qui a été l’un des artisans de l’abolition de 1848, n’était autre qu’un neveu de l’impératrice Joséphine — à laquelle le musée du Luxembourg avait d’ailleurs dédié il y a trois ans une remarquable exposition.
Gaspard de La Pagerie et ses filles
En effet, son père, Charles Bissette, un « libre » de couleur, comme on disait alors, avait épousé en 1794 une autre « libre », Elizabeth Mélanie Bellaine. Cette dernière était une fille naturelle de Joseph-Gaspard de Tascher de La Pagerie (1735-1790), le père de Joséphine. Celui-ci avait eu trois enfants de Rose Claire des Vergers de Sannois (1736-1807) : Marie-Josèphe-Rose (1763-1814), Catherine-Désirée (1764-1777) et Marie-Françoise (1766-1791). Mais il s’est trouvé également père, par Marie Anne Adélaïde Mélanie Belaine ou Albani (1748-1825), esclave affranchie en 1803, de trois autres filles illégitimes : Élizabeth Mélanie Belaine ou Albani (1772-1822), Félicité Pauline Emmanuelle (1780-1837), qui épousera Joseph Julien Frappart (1777-ap. 1823) et Lérice ou Louise Marguerite (1783-1810), qui se mariera avec Louis Barthélemy Frappart (1783-1810) — les deux sœurs convolant avec les deux frères.
Élizabeth Mélanie s’était donc mariée en 1794 avec Jean Charles Boromée Bissette (1756-1810), un mulâtre libre, maître maçon et propriétaire. Leur fils aîné — donc également un mulâtre —, Cyrille Charles Auguste Bissette (1795-1858), devient célèbre en son temps, même s’il va vite se trouver oublié de la mémoire collective. De son côté, en 1816, Cyrille épouse Augustine Séverin (1796-1882), qui lui donnera six enfants : Rose Élisabeth Amélie (1817-1899), Élisabeth Stéphanie (1818-1900), Charles Jean Étienne (1819-1875), Marie Félicité Caroline Hermance (1821-1871), Alexandrine Auguste Félicité Zénaïde (1823-1901) et Auguste (1837-1839). Devenu en 1818 négociant à Fort-de-France, il participe à la répression de la révolte d’esclaves du Carbet en 1822. Il faut en effet se souvenir qu’un certain nombre de gens de couleur étaient eux-mêmes propriétaires d’esclaves.
Et voici que, au début décembre 1823, circule à la Martinique un opuscule manuscrit intitulé De la situation des gens de couleur libres aux Antilles Françaises, attribué à Cyrille Bissette mais aussi à Gabriel-Jacques Laisné de Villévêque (1766-1851), royaliste constitutionnel très intéressé par les colonies françaises et l’Amérique et, plus tard, l’un des fondateurs de la Société française pour l’abolition de l’esclavage, ou encore au marquis Robert Jean Antoine Omer d’Escorches de Sainte-Croix (1785-1861), un autre fondateur de la même société. Toujours est-il que la brochure dénonce le système esclavagiste en exposant notamment les injustices dont souffrent les esclaves.
Un pragmatique
À la suite de la dénonciation d’un certain Morando, la maison de Bissette est perquisitionnée et l’on y découvre plusieurs pétitions. Arrêté et emprisonné à Fort-Royal, en compagnie de supposés complices parmi lesquels figurent le marchand Louis Fabien (1794-1849) et l’artisan-commerçant Jean-Baptiste Volny (1793-1849). Condamné en première instance au bannissement à perpétuité, il fait appel auprès de la Cour royale de Martinique, dont le procureur par intérim, le conseiller Richard de Lucy de Fossarieu (1790-1839), le condamne à être marqué au fer rouge puis envoyé aux galères à perpétuité. Arrivé à Brest, il se pourvoit en cassation et il se trouve ainsi renvoyé devant la Cour royale de la Guadeloupe, qui lui inflige dix ans de bannissement des colonies françaises.
Établi à Paris, sa position sur l’abolition évolue en même temps qu’il répond par écrit à ses divers détracteurs. Il se montre partisan à la fois de l’abolition totale, comme la réalise le Royaume-Uni en 1833, mais aussi, selon le titre d’un de ses articles, d’Une solution pour éviter toute effusion de sang — sans doute se souvient-il de ce qui s’est passé sous la Révolution à la Guadeloupe et à Saint-Domingue. C’est ce que, en 1832, il propose avec Louis Fabien et un autre abolitionniste, Louis Mondésir-Richard (1788-1846) dans le Journal des débats puis dans la Revue des colonies qu’il fonde en 1834 et qu’il dirige. Il se situe également à l’origine de la Société des hommes de couleur. En revanche, pour des motifs juridiques, il s’oppose aux lois Mackau des 18 et 19 juillet 1845, destinées à favoriser de meilleures conditions de vie ainsi que l’instruction, l’émancipation et même la libération des esclaves.
Bien que franc-maçon, il ne s’affiche pas opposé au catholicisme, demandant aux prêtres d’aider les esclaves à obtenir la « liberté que Jésus a scellée de son sang » et proposant, dans un mémoire au ministre de la Justice et des Cultes le 10 novembre 1845, de réorganiser le clergé colonial en lui donnant plus d’autonomie et en y établissant une véritable hiérarchie épiscopale. Il vante notamment l’abbé Guillaume Reveilhac, mort le 8 mars 1845 juste avant de se rembarquer pour la France après avoir été accusé de pratiquer le « mélange des dogmes divins du catholicisme avec la morale de Marat, de Babeuf ou de Robespierre ».
Rivalité avec Schœlcher
Après la suppression définitive de l’esclavage le 27 avril 1848, il se présente aux élections législatives en août. Il est élu député avec 19 850 voix. L’Assemblée nationale constituante ayant invalidé son élection parce qu’il avait été condamné pour faillite, le tribunal de commerce de la Seine déclare nul et non avenu le jugement le concernant, ce qui lui permet de briguer un nouveau mandat aux législatives suivantes de mai 1849.
À partir de cette date, il ne s’en prend plus à la ploutocratie béké, recommandant la fusion des différentes composantes des Antilles, dont il constitue d’ailleurs un bon exemple, ainsi que l’oubli du passé. Dans la lignée de l’édit de Nantes d’Henri IV, il promeut « un mutuel oubli du passé ». Est ainsi conclue une alliance avec le Béké François-Auguste Pécoul (1798-1858) qui amène leur écrasante victoire face à Victor Schœlcher. On se doute que cette association provoque la colère et l’indignation de certains. Cyrille Bissette va ainsi faire l’objet d’une campagne de haine et de dénigrement de la part d’une bonne fraction de la bourgeoisie mulâtre, plus particulièrement des partisans de Victor Schœlcher, dont le livre Des Colonies Françaises est sévèrement critiqué par le neveu de Joséphine. Ce dernier utilise le Courrier de la Martinique et Schœlcher et ses alliés La Liberté, par le biais desquels ils échangent insultes et injures.
Après le 2 décembre 1851, Bissette, malade, entame sa retraite politique et l’antagonisme entre le bissetisme et le schœlchérisme s’estompe. De cette rivalité entre les deux abolitionnistes, c’est Victor Schœlcher qui émerge, puisque seul son nom sera retenu pour symboliser l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises des Antilles. Notons toutefois que, dans la commune martiniquaise de Schœlcher, un récent rond-point Bissette constitue l’un des rares lieux à rappeler son souvenir.
Jean Étèvenaux